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Appréciation de l’exercice d’une activité principalement professionnelle et régime « Dutreil » : Pour qui sonne le glas ?

On se souvient que par une décision qui a pris l’administration par surprise, la Cour de cassation a jugé que la condition d’exercice d’une activité principalement professionnelle par la société dont les titres sont transmis sous le régime de l’article 757 B du CGI ne devait s’apprécier qu’à la date de la transmission. Nous avions commenté cette décision ici : https://blog.bornhauser-avocats.fr/2022/05/holding-animatrice-de-groupe-et-regime-dutreil-la-cour-de-cassation-jette-un-gros-pave-dans-la-mare/

Comme il fallait s’y attendre, l’administration est mauvaise perdante et dans le cadre du Projet de Loi de Finances Rectificative qui « miroite » le projet de loi sur lePouvoir d’Achat, un député de la majorité, M. Jean-René Cazeneuve, vient de faire adopter par la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale un amendement n° 730 visant à préciser que la condition d’exercice d’une activité éligible doit être respectée tout au long des divers engagements (collectif puis individuels) et jusqu’à leur terme.

Même si le Gouvernement ne bénéficie que d’une majorité relative à l’Assemblée, il est peu probable que les parlementaires de la NUPES unissent leurs forces avec ceux du Rassemblement National et des Républicains pour s’opposer à une réforme qui ne concerne qu’un très petit nombre de contribuables ne représentant qu’une part très marginale de leur électorat (sauf peut-être pour Les Républicains). Cela dit, le Gouvernement est en train de découvrir que la possession d’une majorité relative peut parfois réserver des surprises…

Là où l’affaire devient intéressante, c’est que l’amendement fixe des conditions particulières d’application dans le temps de la réforme.

Très classiquement, il prévoit son application aux transmissions réalisées à compter du 18 juillet 2022, date de sa présentation, ceci pour éviter que les contribuables mettent à profit le délai courant jusqu’à l’adoption du texte de loi pour réaliser des transmissions. Mais l’amendement va encore plus loin : il prévoit de soumettre au nouveau régime les mutations à titre gratuit déjà réalisées lorsque l’un des engagements est toujours en cours et que la société exerce toujours une activité principalement éligible.

En d’autres termes, seules les transmissions déjà réalisées et concernant des sociétés ayant cessé de remplir les conditions du nouveau texte soit parce qu’elles ont déjà cédé des actifs professionnels en proportion telle que leurs actifs patrimoniaux sont devenus majoritaires, soit parce qu’elles ont cessé toute activité éligible, pourront éventuellement (le mot est important, on en reparle plus bas) bénéficier de la jurisprudence.

Nous sommes ici en présence d’une forme insidieuse mais bien réelle de rétroactivité fiscale. Certes, la rétroactivité est moindre que si la loi avait été qualifiée d’interprétative puisqu’alors seuls les contribuables bénéficiant d’une décision passée en force de chose jugée n’y aurait pas été soumis. Mais une certaine rétroactivité existe néanmoins puisque des contribuables qui ont procédé à la transmission de leurs titres sous le régime « Dutreil » voient survenir un risque nouveau de remise en cause du régime de faveur dont ils ont bénéficié s’ils cessent de remplir les conditions du nouveau texte. Risque qui n’existait pas sous l’empire de l’état de droit révélé par la décision de la Cour de cassation du 25 mai 2022 (n° 19-25.513).

Or, on sait depuis les années 2000 que s’il est à tout moment loisible au législateur de modifier des textes antérieurs en leur substituant d’autres dispositions, il méconnaîtrait la garantie des droits proclamée par l’article 16 de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 s’il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant (Cons. Const. 29 décembre 2005, n° 2005-530 DC, cons. 45).

Certes, certains font remarquer que sans cette contrainte d’une conservation de l’exercice principal d’une activité éligible jusqu’au terme des engagements de conservation, l’avantage procuré par le régime « Dutreil » serait trop favorable, surtout au regard des motifs qui avait conduit à une première censure d’un projet similaire en 1995 (Cons. Const. 28 décembre 1995, n° 95-369). Pour eux, sans cette condition, l’objectif affiché de pérennisation des entreprises ne serait pas atteignable.

Cette position ne nous paraît toutefois pas fondée. D’une part, la cour de cassation ne s’est prononcé que sur le cas d’une holding animatrice qui avait conservé une activité de holding animatrice, même si celle-ci n’était plus prépondérante. Elle n’a jamais dit qu’une société opérationnelle pouvait cesser toute activité professionnelle pour ne plus se livrer qu’à des opérations patrimoniales en période d’engagement de conservation. C’est surtout l’administration fiscale (et le parlementaire qu’elle a téléguidé) qui a interprété sa décision comme autorisant implicitement mais nécessairement la possibilité de cesser définitivement toute activité éligible en cours d’engagement de conservation. Mais d’autres commentateurs comme François Fruleux ont alerté sur le danger qu’il y aurait pour les contribuables à appliquer un tel raisonnement qui heurte effectivement de plein fouet l’esprit du régime.

De plus, le texte de l’article 787 B du CGI ayant à l’époque été validé par le Conseil Constitutionnel, on imagine mal que le Conseil ait pu valider un texte dont il n’aurait pas mesuré la portée, surtout au regard su sort qu’il a réservé à sa première mouture.

Le débat parlementaire en cours permettra peut-être de sortir de la loi cette rétroactivité insidieuse, voire pernicieuse. Mais si tel n’était pas le cas, nous n’hésiterions pas à la contester pour nos clients concernés soit devant le Conseil d’Etat dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir contre les commentaires administratifs du nouveau texte, recours assorti d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité, soit devant le juge judiciaire en cas de redressement par l’administration d’un contribuable sur ce fondement.

On verra alors bien pour qui a sonné le glas de cette absence de condition.